Stage cobaye guide ENSA Argentière

Aout 2015

Prof : Julien D
Stagiaires aspi guide : Renaud, Jonathan, Benjamin
Stagiaires cobayes : Philippe, Gaby, Jean François, Nico

Photos : Julien D http://www.alpiguide.com/wordpress et Nicolas S

  

  

   

   

   

 

Retour à la montagne à l’occasion d’un stage d’application où nous sommes les « clients » des futurs guides. Clients à l’insu de notre plein gré.

Cela permet d’écrire sur la montagne après l’avoir photographiée et convoqué le Big Data des souvenirs.

Une Ecole, des profs, des stagiaires. Dans le hall de l’ENSA à Chamonix, ambiance tendue de rentrée scolaire le lundi matin. Aussi bien chez les stagiaires-cobayes que chez les apprentis guides. « T’es avec qui ? », « Tiens salut, on s’est déjà vu l’année dernière ». « Ma qué, yé t’ai vou chez Christian, tu viens au stage ? mui bonito, excellenté ».

Présentation des groupes et des grimpeurs, évaluation des compétences, observation du coin de l’œil, organisation de l’espace et du temps, revue du matos et des manips, mise au point des programmes de la semaine (« je vous laisse décider car je l’ai déjà fait pour vous »). Avoir le bon matos, ce qu’il faut mais pas plus. Mon antique polaire bleue marine Helly Hansen détonne.

Le prof voit tout, parle peu, sourit beaucoup, hoche la tête, ferme les yeux, l’air de dire « tout va bien, tout ira bien » et « est-ce qu’on n’est pas bien là ? », et finalement  « c’est là qu’on est bien ». Parfois, il évoque des souvenir de parois glacées en levant les yeux vers le ciel pour convoquer un nirvana : « un placage de ouf, c’était dément, untel, ce n’est pas un grimpeur, c’est une machine »

Peut-être le prof était-il un moine tibétain dans une vie antérieure ?

J’adore cette notion de « prof ». Malheureusement on la remplace maintenant par la notion plus laïque  de « formateur ». Compte tenu de l’activité éminemment multi dimensionnelle qu’est l’alpinisme, il faudrait plutôt utiliser le concept japonais  de « Senseï ». Senseï, le maitre celui qui enseigne mais surtout transmet de l’expérience. La fait couler. Le fleuve est l’image appropriée ou le glacier, la goulotte plus conforme au terrain que nous fréquentons. Il y a des règles, des normes des usages mais aussi beaucoup de savoir-faire artisanal.

Les stagiaires-guides eux, sont comme d’habitude, des chiens fous lâchés dans l’arène, à la poursuite du diplôme, le sésame très important de leur vie professionnelle à assurer. Ils sont prêts à en découdre. Ils sont là pour ça. Et ça se voit. Déjà pro. mais pas encore labellisés -  ce n’est qu’une question de jour - ils déploient tout leur savoir-faire logistique (le matos, les manips), d’orientation dans l’espace (le topo, l’approche des voies), technique (la grimpe à un très bon niveau), physique (à fond, à fond, à fond) et mental (concentration devant la difficulté technique, la décision à prendre « oh les gars, maintenant on réfléchit »).

Ils taillent la route, pétent le feu, grimpent comme des bêtes, ne craignent pas d’aérer l’espace entre les points d’assurance, ne trainent pas dans la recherche des approches et des itinéraires sous l’œil attentif du prof et ses précieux conseils pour les mettre sur la voie. Genre « je vous donne un indice, à vous de trouver le reste ».

Personne ne couine. Même quand on se fait doucher par la neige dans une voie rocheuse certes modeste mais réalisée avec les « grosses » chaussures à l’adhérence médiocre sur le lichen trempé. Dans la longueur du « rasoir », il est préférable de se faire râper les cuisses et ce qu’elles transportent en passant à califourchon plutôt que de tenter la classique opposition des pieds et de mains en passant sur le côté.

Gaby fait partie du stage, nous sommes dans le même groupe. Et parfois dans la même cordée (ce sera la seule fois où on se chamaillera pour savoir qui sera le premier des seconds à passer d’abord, d’abord mais derrière la corde). Il a maintenant 26 ans, né l’année d’après la course faite dans cette face nord, là devant nous, devant nos fenêtres, au refuge d’Argentière. Effet du hasard, éternel retour. Les signes sont parfois lus dans les entrailles des poulets.

Face Nord des Droites : 1988, un tournant, raconter. L’Eternel retour, la marque des signes, les signes du destin.

La montagne : un chemin où on est passé, on passe ou on va passer. Mais où les autres ne passent pas forcément. Les autres. Ils verront les photos mais ne respireront pas le parfum  envoutant de ce que l’on nomme le gaz, n’auront pas à  réfléchir à l’équation complexe « si je pose le pied là, la probabilité qu’il zippe est de x% mais en même temps je pourrais basculer le corps pour améliorer cette prise inversée et ça débouchera sur un nouvel équilibre encore précaire pour partir à la recherche du suivant et cela jusqu’au relais.

Pourquoi tout ça ?

En 1974, une randonnée en famille avec ma mère et ma sœur Ségolène (?) au refuge de Tête Rousse à partir du TMB (Train du Mont Blanc). On pousse jusqu’au grand couloir qui donne accès au refuge du gouter. C’est  la voie royale des alpinistes qui « vont au Mont Blanc ». Dans le couloir, c’est Verdun. Des parpaings dévalent dans tous les sens. Une  personne est touchée et tombe dans le couloir. L’alpinisme ? Une tragédie qui s’inscrit à la 1ère page des journaux au même titre que les incendies de forêts dans le vide de l’actualité estivale.  Pour l’ado. Que j’étais, les alpinistes sont des dieux, mais ils ne le sont qu’à moitié puisque sujet au destin et aux accidents. Donc des demi-dieux. Mais ce n’est déjà pas rien.

Tout le monde parlait d’eux à la maison avec une pointe d’admiration et d’effroi. On les connaissait mal mais on pressentait qu’ils faisaient des choses difficiles et dangereuses. Mon père, un pilote,  était passé au travers de tous les dangers, la guerre, une longue  maladie, la carrière civile sur la « ligne » avec les collèges qui disparaissaient dans des accidents. Nettement plus vieux que nous, il voulait épargner toute forme d’exposition au danger à sa famille.

Donc, on n’en parlait pas de tout ça et on faisait des randos en montagne avec des grosses chaussures, des knickers et parfois un grand piolet à manche en bois ! « Il faut savoir se reposer »,  c’était son leit motiv.  « Ne vous blessez », sa recommandation.

Donc, pour atteindre le statut de demi-dieu, il me fallait attendre un peu, guetter les circonstances. Je n’étais pas un forcené de la 1ère  ligne. 

Justement, lors de cette balade, l’opportunité se présenta à la descente de Tête Rousse en direction de la gare du Nid d’Aigle. Un sympathique  randonneur avec sa nièce chemine devant nous et nous indique un passage plus rapide en rive gauche du glacier de Bionnassay qui permet de glisser  en ramasse sur la neige plutôt que de s’user les jambes  sur le chemin pierreux des Rognes.

Ma mère, a toujours été d’une sociabilité débordante. Mue par une curiosité inlassable, elle engage la conversation avec M. T.,  garagiste à St Gervais de son état. Il prépare la traversée des Dômes de Miages pour y emmener sa nièce et décrit la course à grand renfort  d’explication et pour montrer que, au moins pour lui, c’est du facile, du tout bon.

Sociable, curieuse, ma mère était aussi quelqu’un d’assez culottée. Elle demande gentiment à M Tuaz si, par hasard,  ne me prendrait pas avec lui dans son « expédition » (on ne savait pas trop comment désigner l’équipe des alpinistes marchant ensemble).

Par hasard. Je n’ai jamais compris les tenants du Deal mais ça a été accepté. Un concours de circonstance, la vie. J’allais rentrer comme figurant dans le cercle des Demi-dieux (les alpinistes). Pour moi, l’alpinisme ne serait plus un spectacle regardé à travers les propos chuchotés et souvent  fantasmés des adultes.

Il fallait bien commencer un jour par faire ce qui n’était pas « conseillé ».

Je ne sais plus trop quel matériel on se procura pour la course. J’avais ces gros godillots en cuir noir dont les semelles crantées ressemblaient à des dents de crocodile.  Comme toujours, c’était un peu de bric et de broc. Comme la polaire Helly Hanssen de ce stage ENSA 2015.

Montée à Tré la Tête. « Il ne faut jamais boire en montant en refuge, ça coupe les jambes » avait affirmé notre mentor. Donc on ne buvait pas.

Kronenbourg  à Tré la Tête pour M. T. Refuge des conscrits enfin après avoir évité le piège des crevasses du glacier. Une arête de rêve au petit matin, une arête qui partage le monde en deux, la vallée à droite (Contamines, St Gervais, vallée de l’Arve), le glacier de Tré la Tête à gauche et les sommets neigeux qui le bordent en rive gauche (Aiguille de Tré la Tête, de la Lex Blanche etc …).

Une arrête, c’est comme une corde, comme un fil tendu où l’on danse en équilibre. Petit passage rocheux dont je garde le souvenir qu’il était surplombant. Aiguille de la Bérangère et on slalome entre les ilots rocheux dans la descente vers le refuge pour dire au revoir aux gardiens et attaquer le raide sentier du retour par la foret.

C’est finalement à la nuit qu’on est revenu à la maison, le visage cramé, les yeux rouges pour trouver ma mère affolée. « J’étais très inquiète de ne pas vous voir », une phrase que nous entendrions souvent et qui fixait déjà la limite de l’exercice. Les alpinistes ? Des Demi Dieux entourés de beaucoup de gens très inquiets pour eux.

Bien des années après, on remet. Les Miages au programme : c’est une course d’entrainement en vue du  Mont Blanc avec le Gaby. Le refuge a été déplacé vers l’amont, l’accès n’est plus le même (il passe par une moraine rive droite dont les rochers ont été équipés), le passage rocher surplombant n’existe pas (ou n’ jamais existé ?) et maintenant c’est Gaby qui révise son bac de français. Il porte de grosses chaussures Koflach jaune que lui ai passées. Il est en second mais dommage qu’on ne puisse pousser sur la corde en montée, ça m’aurait aidé. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

Qu’est-ce que je découvrais dans cette montagne et avec cette course ? Qu’il suffisait de franchir le pas et que tout le reste s’enchainait vite. Que l’alpinisme c’était beau mais avec un prix : l’apprentissage, la fatigue, le froid, le chaud, la peur parfois, l’échec aussi et souvent la peur de l’échec... Mais que rechercher les zones d’inconfort est un nouveau luxe. Aller en montagne permet ce luxe.

Une expérience singulière, un voyage, une parenthèse hors la vie d’en bas, comme dans le ciel, comme dans la danse. Une expérience peu rapportable. Beaucoup de ceux qui s’y sont essayés se sont cassés les dents. Excès de grandiloquence, métaphores guerrières déplacées  (il y a de cela 50 ans). Ou l’inverse maintenant : périphrase, modestie du récit,  ellipse, et finalement le silence qui ne dit rien, qui dit tout. Qui dit peu du tout.

Du classique. L’alpinisme recèle une grand part de classique dans les parcours. C’est seulement quand on a eu le temps d’en faire le tour que l’on se met à innover. Les courses amateurs avec quelques autres fous où l’on va grimper dans des couloirs à 45/50° en tirant des longueurs alors que les pierres commencent à tomber. Ou l’on emmène avec force persuasion  des amis  qui n’ont strictement aucune envie de se faire du mal et comprennent peu ce qu’ils viennent faire dans cette galère.

 Massif du Mt Blanc :  un miracle que les choses soient encore là. Toujours là mais pas toutes (le pilier Bonatti a disparu) mais un peu différentes (les glaciers fondent) et sans doute aussi parce que ce n’est jamais le même « moi » qui les regarde (« mais si, ce bouclier de dalles il a toujours été là dans la face Nord des Droites. Parfois recouvert de placages de glace mais en général c’est du rocher lisse »).

Et au fond, finalement, la montagne, quand on y est passé, c’est encore un des endroits où l’on se souvient le mieux  des choses lorsque les trous se forment dans la cocotte-minute des souvenirs, sous la pression de l’âge